Depuis plus d’un siècle, la politique forestière française s’appuie sur la multifonctionnalité, c’est-à-dire sur une répartition équilibrée de diverses fonctions : production, protection et ouverture au public. Cet équilibre ne tient que parce qu’il est financé par la vente de bois, la fonction de production assumant, jusqu’à ce jour, la quasi-totalité des coûts de la multifonctionnalité, ce qui n’est pas le cas partout en Europe. Mais depuis une quinzaine d’années, la vocation économique de la forêt peine à s’exprimer, faute de volonté politique. « Pendant un siècle, cette répartition équilibrée des fonctions a été respectée. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Le poids et les contraintes de la multifonctionnalité, liées notamment à l’environnement et à l’accueil au public, ne permettent plus à la forêt de production de s’exprimer, confirme Laurent Denormandie, président de la Fédération nationale du bois (FNB). Notre forêt française ne se donne plus les moyens d’être une véritable forêt de production, moderne et responsable. »
*GIE Semences forestières améliorées (GIE SFA), Pépiniéristes forestiers de France (SNPF), Union nationale des entrepreneurs du paysage (UNEP), Fédération nationale entrepreneurs des territoires (FNEDT), Fédération nationale du bois (FNB), Union de la coopération forestière française (UCFF).
Définir les priorités
L’Hexagone, qui dispose de l’une des plus grandes forêts européennes (15,5 millions d’hectares) importe notamment plus de 3 millions de mètres cubes de sciages de résineux, issus essentiellement de Scandinavie, d’Allemagne et d’Europe de l’Est. Ce déficit pourrait s’accroître dans les années à venir, notamment à l’horizon 2030 où la ressource résineuse risque de manquer à l’industrie. Il devient donc urgent de réagir aujourd’hui pour préparer l’avenir. La France a la capacité de mobiliser plus de bois pour pallier ce déficit, mais ce levier a ses limites. Il avancera d’autant l’échéance où le manque de résineux se fera sentir. Par ailleurs, il convient de rester réaliste. Les chiffres avancés par les pouvoirs publics (20 millions de mètres cubes supplémentaires en 2020) restent incantatoires. Ils sont théoriques, concernent majoritairement les feuillus, et ne reflètent pas la réalité du terrain. La mobilisation supplémentaire de bois ne peut remplacer une politique active de plantation. Aujourd’hui, la forêt française ne correspond pas structurellement à la demande du marché. 59 % des volumes sur pied sont en effet représentés par les feuillus et 41 % par les résineux. Or, le sciage résineux représentait, en 2009, 80 % de la production française, soit 7,4 millions de mètres cubes (près de 9 millions de mètres cubes en 2007, avant la crise). Le marché est aussi orienté vers des bois moyens, correspondant à une sylviculture moderne (rotations plus courtes,…) et à l’écoute du marché. Si le feuillu restera le socle de la forêt française, il convient de rester réaliste. Les nouveaux marchés sont tournés vers le résineux, et les usages de feuillus et de résineux ne sont pas interchangeables. La reconquête du marché des feuillus actuellement développée doit donc être complémentaire à une action menée en faveur des résineux.
Gérer la pénurie
Actuellement, les résineux exploités en France sont issus des plantations générées par le Fonds forestier national (FFN). Avant sa suppression en 2000, cette structure créée en 1946 pour permettre une gestion plus dynamique des forêts françaises et aider la filière bois à se développer a ainsi permis la plantation de 2 millions d’hectares, essentiellement en résineux. Seulement, au cours des quinze dernières années, la consommation de plants forestiers est passée de 110 millions à 28 millions par an (hors pin maritime hier semé et aujourd’hui planté). « En arrêtant de planter, on a interrompu une dynamique de développement de forêt de production, contrairement à nos voisins européens », regrette Laurent Denormandie.
Sachant qu’en moyenne quarante à cinquante ans (selon les essences) sont nécessaires pour qu’un résineux arrive à maturité, l’industrie du bois
manquera incontestablement de ressources d’ici 2030, un déficit qu’il est encore possible de corriger pour les années 2050, grâce à une reprise très rapide des plantations. Selon les Pépiniéristes forestiers français (SNPF), il faudrait revenir, au minimum, au niveau de plantation des années 90, soit environ 140 millions de plants annuels.
Offre construction : le résineux s’impose
L’industrie du bois réclame effectivement de la matière résineuse pour accompagner l’essor de la construction bois. En l’absence d’une production locale de résineux, les scieries françaises devront renforcer leur demande auprès de nos voisins européens, accentuant par conséquent le déficit de la filière. Si le feuillu est apprécié pour ses qualités esthétiques et mécaniques (meubles massifs,
parquets…), le résineux est plébiscité pour sa légèreté et sa résistance. Il se révèle ainsi comme l’essence incontournable pour permettre au matériau bois de se positionner sur le marché de la construction, en répondant à des normes techniques strictes tout en restant économiquement accessible. Concrètement, l’industrie réclame des sciages dont les caractéristiques mécaniques sont élevées, de longueurs de 4 à 6 m (bois droits), de petite section (10-20 cm), avec une nodosité maîtrisée (nœuds de 1 à 3 cm) et des cernes d’accroissement de 4 à 5 mm (donc une poussée lente, garantie de la dureté du matériau). Si le feuillu reste nécessaire à la rénovation de l’habitat traditionnel et des monuments historiques, il ne constitue plus aujourd’hui le cœur de la demande du marché de la construction.
La consolidation des débouchés actuels et la recherche de nouveaux marchés pour les feuillus constituent une priorité nationale qui ne s’oppose pas à l’urgence de développer la ressource résineuse. Il y a complémentarité. Si le discours ambiant argue du fait que les essences ne sont pas autochtones, il convient de rappeler que c’est le marché qui a dicté la nature de la forêt française actuelle. Ainsi, les chênes plantés au 17e siècle par Colbert, dans la forêt de Tronçais (Allier), avaient pour objectif de répondre à la production de bois de marine ! Le douglas introduit par l’action du Fonds forestier national représente une formidable réussite et est parfaitement à sa place (800 000 m3). Une politique forestière doit être visionnaire afin de s’adapter au mieux aux besoins de la société, et ceci malgré le décalage inévitable entre l’acte de production et la demande industrielle. Il ne s’agit, en aucun cas, de supprimer les feuillus de France mais de « glisser » vers la plantation de résineux là où la forêt dispose déjà de ces peuplements et dans les taillis de feuillus de mauvaise qualité, qui trouvent des débouchés peu rémunérateurs, ainsi que dans les peuplements inadaptés aux conditions climatiques. Rappelons que l’objectif visé (140 millions de plants) ne correspond qu’à une surface de 60 000 à 70 000 ha pour une forêt française qui représente près de 15 millions d’hectares au total.
Privilégier un reboisement rentable
Soutenir reboisement et boisement permet à la fois de répondre à des enjeux économiques et écologiques. Si le taux de reboisement est faible, c’est aussi parce que certains propriétaires forestiers publics ou privés se sont au fil du temps écartés, pour diverses raisons, de la notion de production et ne sont pas toujours enclins à exploiter leurs parcelles. La forêt française est très morcelée (3,2 ha en moyenne) et 74 % de sa surface sont entre les mains de propriétaires privés, parfois échaudés par les contraintes environnementales dont ils comprennent mal la justification, mais aussi par les dégâts dus à un gibier devenu sur-abondant et à des tempêtes successives. Ainsi, certaines coupes ont pu être différées ou abandonnées, et des coupes rases ne sont même pas reconstituées, contredisant l’idée même de gestion durable de la forêt. Pour des raisons de surdensité de gibier nécessitant une protection des arbres coûteuses, des conseillers forestiers préfèrent soutenir les techniques sylvicoles de régénération naturelle. Encore faut-il que ces opérations prennent en compte les contraintes actuelles de gestion : gestion nécessitant des compétences élevées, exploitation des productions difficilement mécanisables… Chaque technique de sylviculture a des avantages et des inconvénients. Nous devons impérativement intégrer une meilleure rentabilité dans la chaîne de production, pour le propriétaire mais aussi pour la filière. Le propriétaire forestier n’investira dans sa forêt que s’il en tire un revenu convenable. La formule commerciale « gagnant/gagnant », clé de la dynamique industrielle, doit l’être également pour tous les propriétaires forestiers.
Dans bien des cas, le recours à la plantation permet d’utiliser des variétés améliorées et dotées d’une base génétique beaucoup plus large que celle des peuplements en place, mieux adaptées aux évolutions climatiques auxquelles sera confrontée la forêt de demain, et d’opter immédiatement pour les essences réclamées par le marché. Les producteurs forestiers bénéficieront ainsi d’un bois d’œuvre résineux plus valorisable que leur production actuelle. À l’heure où la France s’engage en faveur du développement durable, cherchant donc à privilégier une économie locale et à réduire ses émissions de CO2, le développement des plantations résineuses, à côté des feuillus, permet de revenir à un circuit court. Il permet à l’industrie de s’appuyer sur une ressource locale et de favoriser tout un tissu économique rural (pépiniéristes, entrepreneurs de travaux forestiers, scieries…). Par la même occasion, la filière aura les moyens de réduire le poids de ses importations, en première et deuxième transformations, coûteuses également sur le plan des émissions carbone liées au transport.
Un enjeu pour toute la filière bois
En disposant localement d’une ressource résineuse plus abondante, l’ensemble de la filière retrouvera son dynamisme et sa compétitivité. Au-delà des industriels de la construction bois, qui bénéficieront enfin du matériau dont ils ont besoin (actuellement, 7 % des maisons neuves sont construites en bois en France ; en 2015, elles représenteront 15 % du marché de la construction, soit 30 000 maisons par an), les différents acteurs des première et seconde transformations disposeront également des approvisionnements en bois nécessaires. La production de sciages permet effectivement de générer des produits connexes d’industrie (environ 50 % de la grume ou tronc) utilisés par les entreprises du panneau et de la pâte à papier ou encore de l’énergie, au profit là encore d’un tissu industriel national, moteur de l’économie rurale et locale. En développant cette ressource, l’industrie du bois contribuera également à produire un matériau reconnu pour ses qualités environnementales (qualités thermiques, santé…). Sans oublier le rôle écologique de la forêt. Un mètre cube de bois stocke en effet une tonne de CO2 pour de nombreuses années, et une jeune forêt absorbe d’autant plus de carbone que ses arbres sont en pleine croissance. Néanmoins, il faut noter que si une forêt dont la gestion est dynamique et dont l’accroissement annuel est prélevé régulièrement présente une fonction stockage du carbone importante, une forêt vieillissante, dont on ne prélève pas le bois, présente quant à elle un bilan neutre ou négatif.
Une forêt de production moderne et responsable
Pour développer une filière bois digne de ses ambitions, la France doit ainsi s’engager en faveur d’une forêt de production. « Nous devons nous rapprocher de la demande et l’anticiper, soulignent les professionnels. Ce n’est pas au consommateur de s’adapter au produit. Ce n’est pas non plus à l’industrie de s’adapter à la forêt, sauf si la France décide d’avoir une forêt uniquement dédiée à l’écologie et opte pour l’importation plutôt que la production nationale.
Dans ce cas-là, l’industrie verra comment elle peut utiliser les bois qui seront autorisés à sortir de la forêt. Mais il ne faudra pas se plaindre d’avoir une filière déficitaire, une surproduction
de produits invendables, ou pas la bonne essence au bon moment. Le financement d’une telle politique resterait à imaginer. » Dans une forêt de production, le végétal prime ainsi sur les autres usages, et par exemple la faune qui devra être strictement régulée par la chasse, ce qui évitera aux propriétaires forestiers de subir les dégâts d’un gibier dont le poids est devenu
trop important.
Pour changer les comportements, les professionnels de la filière bois proposent donc la mise en place d’un groupe de travail interprofessionnel et interministériel dont la mission sera de réfléchir aux moyens de moderniser notre ressource forestière et de professionnaliser notre sylviculture. Cela passe évidemment par une sensibilisation des propriétaires forestiers à l’exploitation et au reboisement de leurs parcelles, mais aussi par un exemple donné par la forêt publique, tout comme le soutien actif de l’industrie. Plutôt que laisser à l’abandon des bois de taillis qui ne trouvent pas preneurs et mobilisent de la surface, autant les inciter à couper ce bois pour replanter les parcelles, ce qui leur donnera à l’avenir les moyens de répondre aux besoins de l’industrie. « En tant qu’entreprises qui devons utiliser le bois qui est dans la forêt, nous souhaitons que les propriétaires (privés et l’État) qui le souhaitent puissent orienter leurs parcelles en forêt de production et adopter la sylviculture répondant à la demande du marché », conclut le président de la Fédération nationale du bois. Cette dynamique doit faire bouger les lignes sans tabou : fiscalité, financement de la multifonctionnalité, changement climatique, aménagement du territoire, prix du crédit carbone de la forêt, assurance tempêtes, etc.